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Category: Nouvelles

Ruth Budd, fondatrice de l'OMOSCEntrevue réalisée par Matt Heller, avril 2013. Traduction : Hélène Panneton

Bien avant l’existence de l’OMOSC ou du scandale des Symphony Six, un orchestre-école de Winnipeg avait un problème à régler : « La personne qui jouait de la contrebasse s’était cassé une jambe ou un bras sur un terrain de football, se rappelle Ruth Budd, alors violoniste âgée de 16 ans. Le chef demande : ‘Qui veut le remplacer?’ .

Je lève la main mais il réplique : ‘Sérieusement, vous savez bien qu’une fille ne peut pas jouer de la contrebasse!’ » 

Nous sommes au début des années 40, et n’importe qui aurait pu tenir cette affirmation pour une vérité et l’accepter comme une fatalité. Mais pas Ruth Budd : « Je jouais du violon et je savais que la disposition des cordes, du point de vue de l’instrumentiste, était simple- ment inversée sur la contrebasse en raison de la façon dont on tient l’instrument. Je me suis dit que je n’avais qu’à penser à l’envers et que je serais capable de m’y adapter. Je me suis donc mise au travail en autodidacte. Notre orchestre s’est inscrit dans un festival et nous avons gagné dans notre catégorie. Le juge nous a fait remarquer que c’était la première fois qu’il voyait une fille à la contrebasse. Oh! j’étais vraiment contente! » 

C’était pour Ruth le début d’une incroyable carrière de musicienne d’orchestre qui s’étendra sur une cinquantaine d’années. De plus, en devenant la première contrebassiste professionnelle de sexe féminin au Canada, elle amorçait une série de réalisations importantes dont allaient bénéficier tous les orchestres canadiens. Elle se joint à la Toronto Symphony en 1947, mais elle quitte en 1952, victime du tristement célèbre scandale appelé « Symphony Six ». Elle joue alors au sein de la Halifax Symphony, puis d’autres orchestres avant d’être réintégrée à Toronto au milieu des années 60. Au début des années 70, elle fonde l’OMOSC, de concert avec des collègues partageant les mêmes idéaux. Récemment, j’ai eu une conversation téléphonique avec Ruth qui habite une résidence pour personnes âgées de Toronto. À 89 ans, elle raconte avec précision ses histoires et ses souvenirs d’où émanent beaucoup de charme et de chaleur humaine.

Je lui ai d’abord demandé comment le scandale des Symphony Six avait éclaté. «L’orchestre de Toronto n’avait pas fait souvent de tournées, mais son directeur musical, Sir Ernest MacMillan, tenait à corriger le tir. À l’époque, nous avions rarement des chefs invités, et avions peu ou pas d’engagements à l’extérieur.

«J’étais membre de l’orchestre depuis cinq ans lorsque le maccarthysme s’est mis à sévir. Au même moment, des occasions de se produire à l’extérieur se sont présentées. Quand l’orchestre a reçu une invitation à jouer un concert à Détroit, je crois que pour le chef et son équipe administrative, le jour de gloire était arrivé : ils allaient enfin faire connaître au monde cette merveille qu’était la Toronto Symphony! Quant aux musi- ciens, à moins de pouvoir respecter leur contrat, ils étaient renvoyés. »

Ruth, bien sûr, comptait parmi ces derniers. Six musiciens de l’orchestre se sont vu refuser un visa par le Département d’État américain sur des présomptions de gauchisme. «L’ère McCarthy est un épisode sombre de l’histoire américaine où personne n’avait le loisir de se défendre : vous n’aviez qu’à être soupçonné de tendance gauchiste et c’en était fait. Un jour, je passais près de la loge des femmes quand j’ai entendu une de mes collègues affirmer : ‘Eh bien, elle lit beaucoup, donc elle doit être communiste’, et ainsi de suite! » 

Les six musiciens en cause avaient très peu en com- mun. Un était bibliophile, un autre avait joué dans des centres culturels ukrainiens: il s’agit de Steven Staryk, alors âgé de 23 ans seulement, qui reviendra plus tard à l’orchestre à titre de violon solo. Trois des Symphony Six, curieusement, étaient des contrebassistes. 

L’histoire a fait grand bruit dans les journaux pen- dant des semaines, et certains membres du conseil de l’orchestre ont démissionné en guise de protestation. Par contre, ni le syndicat ni les collègues musiciens ne se sont beaucoup mobilisés pour soutenir ceux qui avaient été mis à pied. «Ils n’osaient pas, ils étaient trop effrayés, poursuit Ruth. Les gens étaient tellement terrifiés à l’idée de perdre leur emploi qu’ils traversaient tout simplement la rue pour être sûrs de ne pas avoir à nous parler. Un musicien a été condamné par association. C’était le règne de la peur. » 

Ce sombre chapitre s’est refermé assez rapidement, au dire de Ruth. «Très tôt, j’ai été engagée pour jouer dans un théâtre local, ce qui m’a beaucoup plu. J’ai eu l’occasion d’entendre et de voir à l’œuvre de formidables artistes de la scène. J’étais toujours consciente de la si- tuation politique, mais j’avais le sentiment de ne pas pouvoir y changer grand-chose. » 

Tout en jouant au théâtre, Ruth fonde une famille. «Les représentations commençaient à 20 heures, mais comme j’habitais tout près, je pouvais mettre les enfants au lit à 19 h 30 et me précipiter au travail. Évidemment, ce n’était pas de la grande musique, mais j’adore le théâtre et celui-là en particulier, le Royal Alex, était vraiment excellent. J’ai aussi réussi à faire une quantité surprenante de raccommodage dans la fosse d’orchestre. » 

J’ai demandé à Ruth si le raccommodage était un de ses loisirs préférés. «Oh non, je déteste raccommoder, mais les petits avaient besoin de chaussettes et je ne pouvais pas me permettre de leur en acheter de nouvelles. Alors je les réparais là, dans la fosse. » 

Ruth prend grand plaisir à décrire de quelle façon son père avait modifié sa voiture pour lui permettre de recevoir son instrument : « Il a taillé une porte à l’arrière sur laquelle il a fixé une petite poignée de manière à pouvoir introduire la contrebasse. Je suis presque certaine que c’était alors un modèle unique; c’était peut-être la première voiture à hayon à Toronto, ou même au Canada! Et mon père n’était pas un travailleur du métal, il était portraitiste! » 

La même ingéniosité, commandée par la nécessité, conduit Ruth vers l’activisme dans le milieu orchestral. Elle se joint à la Halifax Symphony en 1958 et y trouve les conditions de travail lamentables. «On manquaitd’éclairage. On manquait de chaleur pour empêcher les hautbois de se fendre. On devait s’assurer que les partitions n’étaient pas qu’un assemblage de pattes de mouche, qu’elles étaient imprimées clairement pour en rendre la lecture aisée, vous comprenez? Des choses aussi élémentaires que ça. 

« Partout où je passe, j’aime que ce soit agréable. J’ai tendance à dire: ‘Voyons comment on pourrait faire mieux.’ Ça fait partie de ma personnalité. En somme, j’ai vraiment aimé mon séjour à Halifax où je me suis fait de merveilleux amis. » 

En 1960, Ruth retourne à Toronto pour jouer avec le Hart House Orchestra, un orchestre de chambre réputé, fondé par Boyd Neel, auquel on doit la création de nom- breuses œuvres canadiennes. Le directeur musical de la Toronto Symphony, Walter Susskind, entend Ruth à cette occasion et lui demande de réintégrer la section des contrebasses de son orchestre en 1964. 

« Je suis immédiatement devenue membre du comité des musiciens, et j’y ai occupé des fonctions en alternance avec un autre très bon ami qui jouait du piccolo, Tony Antonacci : ou bien il était secrétaire et moi présidente, ou bien l’inverse. » 

L’orchestre était membre de l’International Conference of Symphony and Opera Musicians (ICSOM), fondée en 1962 – dont faisait aussi partie l’Orchestre symphonique de Montréal. À la fin des années 60, Ruth commence à répandre l’idée de former une nouvelle association canadienne de musiciens d’orchestre : « Ça me semblait vraiment important parce qu’on appartenait à une association américaine, l’ICSOM, régie par la loi américaine. La loi canadienne ne s’appliquait pas. Et on n’avait pas l’habitude de voler de nos propres ailes en disant : ‘On peut faire ceci ou cela. On vit dans un pays différent et on a besoin de lois applicables ici’. 

« C’est ainsi que vers 1970, je me suis promenée dans tout le Canada pendant mes vacances d’été. Pour ce faire, j’ai pris le train, ce qui était très plaisant; je n’étais pas pressée. J’avais établi des contacts à l’avance et je me suis arrêtée dans différentes villes où se trouvait un orchestre, comme Winnipeg, Saskatoon, Edmonton, Calgary et Vancouver. J’ai parlé à des gens de la possibilité de former un groupe pancanadien du nom d’Organisation des musiciens d’orchestre symphonique du Canada. En fait, on ne savait pas à ce moment-là comment on allait l’appeler, mais on croyait que OMOSC serait une bonne dénomination. » 

L’automne suivant, Ruth et ses collègues canadiens se rencontrent pour la première fois à St.Catharines, même s’ils doivent obtenir une permission de leur orchestre respectif. « Il y avait un peu de crainte dans l’air, voyez-vous, on ne sait pas ce qui peut arriver. Et je n’oublierai jamais les appréhensions des membres de l’ICSOM: ils ont cru qu’on essayait de se séparer! Notre réunion avait lieu en même temps que leur conférence canadienne, et je me souviens qu’ils faisaient tout un va-et-vient pour savoir de quoi on parlait. Mais on n’était pas prêts à faire un compte rendu. Et franchement, il n’y avait rien de vraiment subversif là-dedans! On essayait seulement de voir comment on pouvait améliorer les conditions des musiciens d’orchestre. On voulait devenir une branche de l’ICSOM et entretenir avec elle une relation cordiale. 

«Étrangement, d’un point de vue extérieur, c’est comme si je m’étais engagée dans des activités à caractère politique. En réalité, ce n’était pas le cas, ni quand j’étais au travail, ni quand j’œuvrais à l’association. Mes interventions ne visaient qu’à faire progresser les conditions de travail à l’orchestre. Alors je n’ai pas perdu de temps et j’ai fait la connaissance des administrateurs, et même des représentants syndicaux. La période de négociation constitue le seul moment où j’ai été vraiment en communication avec eux. » 

J’ai demandé des conseils à Ruth au nom de tous ceux qui mènent des négociations difficiles aujourd’hui. « Tout le monde est pour la musique. C’est notre but commun: avoir le meilleur orchestre possible dans les limites du budget de la ville. C’est l’essentiel du discours que je tiens quand je négocie. Plutôt que de dresser des barrières, supprimez-les. En somme, cet orchestre idéal que vous recherchez, que ferez-vous pour l’obtenir? Comment y attirer des musiciens de haut niveau? Faites-leur une offre alléchante et ainsi, tout le monde sera content. 

«De plus, je dirais aux musiciens: trouvez-vous un passe-temps – de préférence quelque chose que vous pouvez toucher, sentir, tenir dans vos mains, ou encore manger, suggère-t-elle. J’avais l’habitude de descendre dans le sous-sol de ma petite maison où j’avais un tour de potier et un four, et ça me faisait du bien de m’occuper à cette activité après mon travail. Si j’avais détesté le concert, je pouvais retrouver ma joie dans la création d’un vase à partir de l’argile. Et si j’avais aimé le concert, eh bien, c’était pareil! Je pouvais m’amuser à façonner le vase et en éprouver du plaisir. » 

Toute dynamisée par l’évocation de ses souvenirs, Ruth n’en parle pas moins avec enthousiasme de ses projets en cours, dont la direction de la chorale formée par ses amis résidents du Christie Gardens. (Elle insiste pour dire qu’elle ne les dirige pas.) « Nous sommes une trentaine de personnes et nous avons commencé en chantant Frère Jacques. Je prétends que maintenant, on peut chanter l’Alléluia de Handel de manière respectable. » Il semble bien que, peu importe le temps ou le lieu, Ruth Budd trouve moyen de créer des événements musicaux dont elle fait profiter tout son entourage.